La parole agricole brouillée

Depuis quelques décennies, la représentation sociale des professions agricoles s’est considérablement transformée. Le paysan français a dû manifester sans cesse pour une meilleure reconnaissance économique. Au détriment de sa côte de popularité ?

Reconnaissance sociale

Selon les agriculteurs, manifester est le seul moyen de se faire entendre (manifestation des agriculteurs le lundi 15 février 2016). © Photo Salammbô Marie

« On prétend qu’il faut les faire mourir de misère, afin qu’ils nous fassent vivre. » 250 ans plus tard, la condition des paysans décrite par Rousseau dans ses Lettres à Voltaire résonne encore. La dévalorisation du travail agricole se traduit par un sentiment d’abandon et de manque de reconnaissance par la société. « Les agriculteurs sont la seule catégorie socio-professionnelle à être passée de majoritaire à minoritaire. Leur nombre a été divisé par dix en un siècle. À cause de cela, beaucoup se sentent déclassés », souligne François Purseigle, sociologue du monde agricole.

De 1957 à 2015, les slogans et les revendications des agriculteurs français n’ont pas changé : de meilleurs prix, pour une meilleure rétribution de leur travail.

Agriculteurs, 60 ans de lutte sociale

Ces actions collectives font l’objet d’un traitement médiatique assez manichéen. Alors que la plupart des agriculteurs ne manifestent pas, le corps de métier est médiatisé comme un seul bloc. « Il y a les petits et il y a les gros. D’un côté, on montre les circuits courts qui vont sauver l’agriculture et en face, c’est l’industrie intensive qui pourrit tout… Or on est plus proche du gris que du noir ou du blanc », déplore François Purseigle.

D’ailleurs, la parole syndicale dans les médias est monopolisée par la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), ce qui contribue à cette homogénéisation de la représentation de la profession dans les médias. Pourtant, le syndicat majoritaire (lien webdoc vers le syndicalisme) ne représente que 55% des suffrages exprimés, sachant qu’un agriculteur sur deux ne vote pas. Enfin, la presse ne relaie que les revendications économiques du syndicat. Pour survivre, beaucoup de paysans ont besoin des aides (comme la PAC par exemple, lien webdoc vers la PAC) pour compléter leurs revenus. À chaque manifestation, le contribuable paie les réparations des dégâts engendrés. Il y a là une approche réductrice des causes du mal-être agricole.

L’analyse d’un corpus médiatique est révélateur de ce constat. Ce nuage de mots se base sur cinquante articles parus dans Libération, Le Monde et Le Figaro après les manifestations d’agriculteurs à Paris, début septembre 2015. Les termes qui reviennent le plus traitent de la crise agricole sous un angle économique. Ces mots présentent les revendications des agriculteurs uniquement sur le plan des revenus, tandis que la crise de la profession passe également par des facteurs sociaux ou familiaux (liens vers l’isolement et la succession familiale).

Quand les médias et la FNSEA détournent le débat

Les qualificatifs relevant du champ lexical de la révolte sont ceux qui revenaient le plus souvent (le mot « colère » étant mentionné 17 fois) et viennent appuyer la dimension spectaculaire et incisive de cette manifestation. Dans une interview donnée au Monde le 3 février dernier, Erik Neveu, sociologue des mouvements sociaux, explique ce phénomène :« certains responsables syndicaux sont convaincus que des actions spectaculaires et violentes vont avoir un écho médiatique et permettre d’obtenir des avancées pour leur cause. Sans violence, les médias nationaux n’en parlent pas. Le calcul des organisateurs n’est donc finalement pas absurde. »

Le corpus confirme la prépondérance de la FNSEA, qui monopolise la parole syndicale dans les médias (elle est mentionnée 52 fois, Xavier Beulin, son président, est lui mentionné 20 fois : lien vers la partie des syndicats). Même s’il est vrai que l’organisation était à l’origine de la manifestation de septembre, cela participe à une représentation de la profession en tant que groupe et laisse de côté les préoccupations individuelles des intéressés. Le discours médiatique est orienté vers des revendications purement économiques du syndicat. Pourtant, le témoignage de certains agriculteurs laisse entrevoir des causes plus profondes au mal-être, exprimé lors des manifestations.

Manifestation

Le 20 janvier 2016, les agriculteurs bretons ont bloqué la RN12 à Yffiniac (22) afin que le ministre de l’Agriculture vienne observer la situation sur place. © Photo Julien Hennequin

« Vingt suicides à France Télécom font la une des médias. Notre cas, personne ne le comprend. De voir ça, ça nous décourage. Ça donne envie de se foutre en l’air et de faire autre chose », confie un producteur de lait breton lors du blocage de la RN12, le 20 janvier dernier.

« Ça », pour lui, c’est le manque de reconnaissance du travail des agriculteurs. Selon lui, le public les voit comme des grands pollueurs.« Personne ne nous comprend. Beaucoup craquent », ajoute-t-il. Craquer, c’est se suicider. Mais personne n’évoquera ce mot, tabou. Pas même ce producteur de choux qui a été confronté à « la connerie » de deux amis agriculteurs, de 35 ans et 50 ans, dans sa ville. Il rajoutera juste que c’est quelque chose dont ils ne parlent pas beaucoup entre eux. « C’est dommage. Personne ne nous viendra en aide », regrettent certains manifestants bretons.

Malgré une érosion de la confiance des consommateurs (lien webdoc vers les circuits courts), les exploitants agricoles s’estiment moins bien considérés par l’opinion publique qu’ils ne le sont en réalité. François Purseigle confirme ce phénomène :« C’est un paradoxe. En fait, ils sont aimés mais il se sentent controversés à l’échelle de leur propre territoire car les Français connaissent les enjeux liés à l’agriculture et sont exigeants. » L’Etat connaît également l’importance de ces enjeux : l’agriculture dispose d’un ministère attitré tandis que les paysans, coupables de dégradations parfois très onéreuses, ne sont jamais condamnés devant les tribunaux…

Julien Hennequin, Riwan Marhic, Salammbô Marie & Mathilde Sire.